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IRIS
(Imaginons un réseau internet solidaire)
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Intervention1 en qualité de « grand témoin »
de Meryem Marzouki, présidente d'IRIS

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TGI de Paris - 11 septembre 2001
Audience présidée par le juge Jean-Jacques Gomez2


1. Des motivations de l'association IRIS

L'association IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) a été créée en octobre 1997. Ses objectifs sont : l'affirmation de l'accès à Internet comme un service public, la promotion des usages non marchands d'Internet, et la protection des libertés individuelles et des libertés publiques sur Internet. À ce titre, l'association contribue de façon significative depuis sa création au débat public concernant Internet, notamment à travers la question de la responsabilité des intermédiaires techniques. Cette question nous intéresse en ce qu'elle est déterminante pour l'exercice des libertés et des droits fondamentaux des citoyens, puisque ceux-ci utilisent Internet par l'intermédiaire de fournisseurs de services.

D'un point de vue procédural, l'association est citée à l'audience par l'AFA (Association française des fournisseurs d'accès), puisque la présentation de grands témoins est laissée à l'initiative des parties. Pour autant, IRIS ne se considère ni comme témoin en faveur de l'AFA et des fournisseurs d'accès assignés, ni comme témoin contre l'AIPJ (Association internationale pour la justice) et les autres associations parties au procès. L'objectif d'IRIS est d'apporter son aide au tribunal, en lui fournissant les éléments que l'association estime utiles à sa réflexion.

C'est donc en tant qu'« amicus curiae » (ami de la cour) qu'IRIS souhaite voir son témoignage reçu, bien que cette procédure soit rarement pratiquée en France, et que les termes de l'ordonnance de référé du TGI de Paris du 12 juillet 20013 ne la mentionnent pas explicitement.

2. Du rôle de chacun dans une démocratie

On peut regretter que le présent débat soit confiné à l'enceinte judiciaire, a fortiori dans le cadre d'une procédure de référé, alors qu'il gagnerait à être tenu plus largement sur la place publique. Loin d'être un débat d'experts, ce débat intéresse en effet tous les citoyens. Mais rappelons que, sans le refus des fournisseurs d'accès d'obtempérer à la mise en demeure de l'AIPJ4, ce débat n'aurait jamais eu lieu.

Ce refus des fournisseurs d'accès a donc permis la tenue d'un procès équitable, présentant les garanties attendues dans un État de droit. Dans une démocratie, chacun doit tenir son rôle : le législateur fait la loi, le juge dit le droit, et les parties à un procès se contentent de demander que justice leur soit rendue.

Il y a là un enjeu démocratique capital : si les intermédiaires techniques avaient accédé à la demande de l'AIPJ, l'affaire n'aurait pas été portée devant la justice. Ils se seraient alors comportés en agents d'une police privée, aux ordres d'une justice privée. Nous pensons que des intérêts privés - aussi honorables soient-ils - ne doivent pas se substituer à l'intérêt général, encore moins s'arroger des prérogatives de puissance publique. À défaut, c'est l'autorégulation par des organismes privés, ou encore la « corégulation », qui prévaudra sur l'application de la loi.

IRIS s'est toujours prononcée contre cette dérive de la loi vers le contrat que constitue la « corégulation », concept fondamental de la doctrine libérale, puisqu'il met l'État sur le même plan que les acteurs privés, organisant officiellement leur lobbying5. Fidèle à ses engagements, l'association a ainsi refusé6 de participer au conseil d'administration du « Forum des droits de l'Internet ».

3. Du rôle des fournisseurs d'accès à Internet

Nous considérons qu'Internet est loin de constituer une « zone de non-droit », puisque le droit commun s'y applique tout autant que sur d'autres supports. Encore faut-il déterminer à qui ce droit commun s'applique7. Le rôle des intermédiaires techniques d'hébergement est déjà précisé dans la loi du 1er août 20008 : leur responsabilité ne peut être engagée que s'ils ne se sont pas conformés à une injonction judiciaire de suppression d'un contenu litigieux qu'ils hébergeraient - notons qu'IRIS est opposée à la remise en cause de cette disposition dans le projet de loi sur la société de l'information9. Celui des intermédiaires techniques d'accès sera fixé, en France, lors de la transposition de la Directive européenne sur le commerce électronique. Le projet de transposition les affranchit, dans sa rédaction actuelle, de toute obligation générale de surveillance des informations accessibles par leur intermédiaire, comme des activités de leurs abonnés10, 11.

Nous ne revendiquons pas une quelconque neutralité des fournisseurs d'accès commerciaux vis-à-vis des contenus que l'on peut trouver sur Internet. Cette neutralité serait d'ailleurs bien hypothétique tant il est vrai que la neutralité est, en soi, un choix. Simplement, nous leur dénions tout choix lorsqu'ils exercent leur activité d'intermédiation technique : nous considérons en effet que ces intermédiaires n'ont pas comme rôle de fournir l'accès à une information spécifique, qu'ils auraient choisi de diffuser - voire d'exhiber ou, par une interprétation abusive du sens de l'abonnement payant, de vendre -, mais que leur rôle est de permettre, matériellement, à leurs abonnés d'accéder à tous les services du réseau Internet, sans bien entendu aucun contrôle ni surveillance de leur part. S'il faut vraiment utiliser une métaphore pour expliquer le rôle du fournisseur d'accès, nous dirons qu'il n'est donc, en quelque sorte, qu'une « porte donnant sur Internet »12.

Nous estimons que cette porte de l'accès doit demeurer ouverte. Il ne s'agit aucunement de protéger une prétendue liberté d'expression absolue, encore moins la liberté d'expression de fascistes et de racistes. Il ne s'agit même pas de protéger la liberté d'information de personnes qui seraient ou deviendraient sensibles à ces thèses. Il s'agit bien de protéger la liberté de circulation sur le réseau Internet de tous les citoyens.

4. Du filtrage comme atteinte à la démocratie

En conséquence de sa vision du rôle des fournisseurs d'accès, IRIS se prononce contre tout filtrage par les fournisseurs d'accès à Internet, même s'il est rendu possible par la loi, même s'il est ordonné par un juge - le projet de loi sur la société de l'information le prévoit -, a fortiori s'il est décidé unilatéralement par des intérêts privés9.

En effet, le filtrage n'est pas affaire de morale, encore moins de technique. Il s'agit, là encore, d'un enjeu de démocratie. Le procédé de filtrage, exercé par les fournisseurs d'accès, revient non pas à réprimer, comme le veut la loi française, l'incitation à la haine raciale, l'apologie des crimes, ou la contestation de crimes contre l'humanité, mais à rediriger, par un glissement subtil, la surveillance, le contrôle, et, in fine, la culpabilité, sur le citoyen qui serait soumis à l'expression publique de tels propos.

On peut déjà en mesurer les conséquences à travers les conditions d'utilisation de son service imposées par la société Yahoo!-France. On y lit13 : « vous êtes informé que toute consultation [...] de sites, de pages référencés [...] et considérés comme illicites au regard du droit français, vous sont interdites et que la violation de ces interdictions est susceptible d'entraîner des poursuites judiciaires et des sanctions à votre encontre. » (article 2), ou encore : « vous vous interdisez de [...] consulter, afficher, télécharger [...] tout contenu qui serait contraire à la loi en vigueur en France. [...] Si dans le cadre d'une recherche à partir d'une arborescence, de mots clés, le résultat de celle-ci vous amenait à pointer sur des sites [...] dont le titre et/ou les contenus constituent une infraction à la loi française, ainsi en est-il notamment de ceux [...] faisant l'apologie du terrorisme, des crimes de guerre, du nazisme, vous devez immédiatement interrompre votre consultation du site concerné sauf à encourir les sanctions prévues par la législation française et à répondre des actions en justice initiées à votre encontre. » (article 6).

Voilà une curieuse interprétation de la loi française, qui réprime l'exhibition et la vente publiques d'objets nazis mais non le regard qui se pose sur l'objet interdit. Doit-on tout se permettre, au mépris des libertés et des droits fondamentaux, dès lors qu'il s'agit d'Internet ? Veut-on réellement en faire une « zone de non-droit » pour le citoyen ? Si là est le but recherché, le filtrage de l'accès est effectivement le meilleur moyen de l'atteindre.

5. Du danger d'élargir la compétence des juridictions nationales

Dans son assignation14, l'AIPJ déclare qu'« il est constant que, étant accessible depuis le territoire de la République, le site Front14 et son fournisseur d'hébergement sont astreints au strict respect de la loi française et soumis à ses juridictions ».

Pour IRIS, cette interprétation de la loi n'est compatible ni avec le caractère transfrontière du réseau Internet, ni avec le respect des droits des citoyens, garantis par les législations de leurs pays respectifs. L'association considère que l'appel à un droit national, censé devoir s'appliquer en tous pays dans une conception extensive de l'extraterritorialité, peut conduire à toute sorte de dérive. Il n'est d'ailleurs jamais anodin de constater que les démocraties occidentales se mettent à adopter ainsi les pratiques de certaines « dictatures institutionnelles ».

Pour éviter ces dérives, il est urgent d'aboutir, dans le cadre d'une réflexion à l'échelle internationale, à la détermination de la compétence de la juridiction en matière de délits liés aux contenus sur Internet en fonction soit du siège social soit du lieu de résidence ou de la nationalité de l'auteur du contenu diffusé15. Une telle initiative, couplée à l'harmonisation des législations nationales pour des crimes et atteintes graves à la conscience universelle de l'humanité - IRIS considère que l'incitation à la haine en fait partie -, permettrait d'éviter la juxtaposition de conceptions différentes de la circulation de l'information par l'adoption de systèmes de filtrage et le renforcement des frontières sur le réseau.

6. Des moyens de lutte contre les discours de haine sur Internet

IRIS n'a pas pour objet spécifique la lutte contre l'incitation à la haine. Pour autant, l'association s'emploie, dans la mesure de ses moyens, à lutter contre les racistes et les négationnistes, dans le respect des libertés et des droits fondamentaux16. Rejettant l'idée d'une prétendue liberté d'expression qui ferait fi de la responsabilité de chacun dans la communauté universelle, IRIS poursuit le dialogue et les échanges avec des associations plus spécialisées, lorsqu'elles acceptent elles-mêmes ce dialogue.

IRIS leur apporte une meilleure connaissance de la problématique d'Internet, par l'organisation ou la participation à des débats et des réunions, notamment avec le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) et la LDH (Ligue des droits de l'homme). Mais ces trois associations, comme plusieurs autres, se retrouvent au final pour constater l'immense difficulté d'empêcher dans l'immédiat que l'incitation à la haine, le racisme et le fascisme gagnent du terrain, y compris - mais non uniquement - en se déployant via le réseau Internet.

La question du « que faire ? » se pose bien entendu. Il y a des pistes, mais le chemin est long, nous le savons. Ces pistes sont éducatives, et elles sont politiques. En aucune façon elles ne doivent mener vers un repli et une « protection » - par exemple au moyen du filtrage - d'un territoire où le refus serait acquis, celui des pays ayant adopté une législation réprimant l'incitation à la haine (mais où, est-il nécessaire de le rappeler, le « racisme ordinaire » s'étend de plus en plus, comme en France par exemple).

Mais on peut, comme le fait d'ores et déjà le MRAP17, porter des revendications fortes telle celle, préconisée par IRIS, de l'interdiction par les États réprimant le racisme, d'installation de filiales commerciales lorsque la maison mère n'affiche pas une politique antiraciste claire18. D'autre part, on sait peu que le Premier amendement de la Constitution américaine s'applique au Congrès des États-Unis et non aux organismes privés, commerciaux ou non19. S'il est donc peu probable qu'un futur, même lointain, réprime l'expression raciste ou fasciste aux États-Unis, il est en revanche déjà possible de gagner des procès dans ce pays pour intimidation, harcèlement ou menace envers une ou des personnes. Il y a sans doute, là aussi, un travail à engager en collaboration avec les associations américaines de défense des droits de l'homme et de lutte contre le racisme.

De tels objectifs peuvent sembler pour l'instant utopiques. Ils le demeureront assurément tant que des associations françaises continueront de se tromper de cible. Au lieu d'intenter des procès en référé contre les intermédiaires techniques, certaines autres associations s'emploient à ce que des procédures pénales soient engagées contre les éditeurs de sites francophones, hébergés en France ou à l'étranger. Les enquêtes judiciaires ainsi déclenchées permettront, avec l'aide des intermédiaires techniques, de retrouver la trace d'éditeurs susceptibles de poursuites en France. C'est la meilleure façon de faire progresser l'idée que le racisme est une atteinte à la conscience universelle de l'humanité, et qu'il ne peut se concevoir comme une opinion.

Notes

1 Ce mémoire reprend pour une large part des analyses déjà publiées par Iris ou par l'auteur, notamment les textes suivants : « Jugement Yahoo : une non-réponse technique infantilisante à une question de morale universelle » (communiqué du 21 novembre 2000, http://www.iris.sgdg.org/info-debat/comm-yahoo1100.html), « Le filtrage est affaire de démocratie, non de morale ou de technique » (analyse du 9 juillet 2001, http://www.iris.sgdg.org/info-debat/comm-filtrage0701.html) et réponse de Meryem Marzouki, responsable d'IRIS, aux commentaires de Michel Tubiana, président de la LDH (17 juillet 2001, http://www.iris.sgdg.org/info-debat/filtrage-mm1.html).

2 Le texte du mémoire, dépourvu des présentes notes, sera versé au dossier.

3 http://www.legalis.net/cgi-iddn/french/affiche-jnet.cgi?droite=decisions/responsabilite/ord_tgi_paris_120701. htm

4 Libération. « Quels verrous contre le "portail de la haine" ? ». 14 juin 2001. http://www.liberation.com/multi/actu/20010611/20010614jeuzg.html

5 Lettre d'Iris. « "Organisme de corégulation" : l'intérêt général soumis aux mécanismes de marché ». 24 janvier 2001. http://www.iris.sgdg.org/documents/coregulation.html

6 Communiqué Iris. « IRIS refuse de siéger au conseil d'administration du futur "Forum des droits de l'Internet" ». 9 avril 2001. http://www.iris.sgdg.org/info-debat/comm-fdi0401.html

7 Meryem Marzouki. « Responsabilité civile et pénale dans la communication publique sur Internet ». Après-Demain, revue de la Ligue des droits de l'homme. Numéro 430-431. Janvier-février 2001. http://www-asim.lip6.fr/~marzouki/perso/publi/apresdemain1.html

8 Dossier Iris. « Loi sur la liberté de communication ». http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-comm

9 Rapport Iris. « Avant-projet de loi sur la "société de l'information" : analyse et recommandations d'Iris » (article 14 de l'avant-projet). Mai 2001. http://www.iris.sgdg.org/documents/rapport-lsi-apl/titre2.html#a14

10 Dossier Iris. « Loi sur la société de l'information » (article 11). http://www.iris.sgdg.org/actions/lsi/evol/art11.html

11 Dossier Iris. « Loi sur la société de l'information » (article 13). http://www.iris.sgdg.org/actions/lsi/evol/art13.html

12 Meryem Marzouki. « Quelques définitions ». Après-Demain, revue de la Ligue des droits de l'homme. Numéro 430-431. Janvier-février 2001. http://www-asim.lip6.fr/~marzouki/perso/publi/apresdemain2.html

13 http://fr.docs.yahoo.com/info/utos.html

14 http://www.chez.com/aipj/assignation1.htm

15 Analyse Iris. « Contribution à la consultation de la CE sur sa Communication "Créer une société de l'information plus sûre en renforçant la sécurité des infrastructures de l'information et en luttant contre la cybercriminalité" ». 28 février 2001. http://www.iris.sgdg.org/actions/cybercrime/iris-ec0201.html

16 3èmes Assises de l'Internet non marchand et solidaire. « Comment lutter contre l'incitation à la haine dans le respect des droits fondamentaux sur Internet ». 16 décembre 2000. http://www.assises.sgdg.org/2000/preparation-assises00/lutte-haine.html

17 Communiqué MRAP. « Le contrôle des contenus sur Internet : un problème politique ». 12 juillet 2001. http://perso.wanadoo.fr/mrap_siege/juillet_2001/084_10712.htm

18 Meryem Marzouki. « Yahoo!, l'affaire de toutes les instrumentalisations ». Le Monde Interactif. 5 février 2001. http://interactif.lemonde.fr/article/0,5611,3044--144391-0,FF.html

19 « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre. » (Premier amendement de la Constitution des États-Unis). http://usinfo.state.gov/usa/infousa/facts/funddocs/constfr.htm

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