Fichage, écoutes et interceptions :
Raffarin rime avec Jospin

Analyse de Meryem Marzouki pour IRIS - 16 juillet 2002


Voir aussi le communiqué de presse d'IRIS

Le gouvernement a présenté le 10 juillet 2002 son projet de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI), et l'a déposé le lendemain à l'Assemblée nationale, en déclarant la procédure d'urgence. Voilà donc une affaire qui s'annonce d'emblée rondement menée, avec une première discussion en séance publique prévue pour les 16 et 17 juillet. Le pragmatisme du nouveau Premier ministre et de son gouvernement sont à l'oeuvre.

C'est en effet le pragmatisme et l'efficacité qui sont mis en avant dans la LOPSI et dans l'exposé des motifs qui l'accompagne. Il s'agit de « renforcer l'efficacité des investigations policières », de « faciliter le travail des enquêteurs » et d'« améliorer le taux d'élucidation des enquêtes », tous objectifs de simple bon sens à première vue. À y regarder de plus près, cependant, on commence à éprouver quelques inquiétudes, tant apparaissent importants les « nouveaux moyens juridiques qui seront proposés au Parlement ou adoptés par décret afin de donner aux forces de sécurité intérieure les moyens de lutter plus efficacement contre la délinquance : nouveaux pouvoirs d'intervention et de recherche de preuves, accès réciproque aux fichiers de la gendarmerie nationale et de la police nationale, amélioration de la protection des témoins et victimes, adaptation de certaines sanctions à l'évolution de la délinquance ». Le texte de la LOPSI ôte les derniers doutes éventuels : la sécurité est non seulement la première des libertés, mais il apparaît de surcroît qu'elle risque bien de devenir la seule.

La LOPSI, atteinte gravissime aux droits et aux libertés

Outre qu'il prévoit d'adopter par simple décret certaines mesures limitant les libertés des citoyens, le gouvernement entend en effet supprimer une étape « paralysant » les enquêtes judiciaires. La LOPSI se propose donc d'élaborer « un texte permettant aux officiers de police judiciaire, agissant dans le cadre d'une enquête judiciaire, sur autorisation d'un magistrat, d'accéder directement à des fichiers informatiques et de saisir à distance par la voie télématique ou informatique, les renseignements qui paraîtraient nécessaires à la manifestation de la vérité ». Le but est de surmonter « l'incapacité des institutions publiques ou privées (établissements financiers, opérateur de téléphonie, administrations...) à répondre dans des délais raisonnables aux réquisitions effectuées par les officiers de police judiciaire à la demande de l'autorité judicaire ». Cette incapacité est justifiée, selon la LOPSI, par « la difficulté d'extraire, de traiter et de faire parvenir les renseignements demandés au service de police ou de gendarmerie requérant ». Justifiée aussi sans doute - bien que cela ne soit pas évoqué - par les déclarations publiques des opérateurs de télécommunications et des fournisseurs d'accès à Internet qui ne souhaitent pas assumer le coût très important de ces recherches (de l'ordre de 300 Euros par requête, selon les chiffres avancés par différents fournisseurs d'accès européens, au rythme d'une moyenne de 500 requêtes mensuelles), d'autant qu'en pratique ils voient assez peu arriver les dédommagements financiers.

Avec une telle décision, le gouvernement français franchit d'un pas décisif le seul garde-fou qui demeurait jusqu'ici, malgré l'adoption de la loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) en France et celle de la nouvelle Directive européenne sur la protection des données dans le secteur des télécommunications : le passage obligé par une réquisition adressée à un opérateur de télécommunications. Bien que faible rempart contre les atteintes aux droits et libertés des citoyens, cette étape permet néanmoins une certaine visibilité du nombre de demandes d'accès aux données personnelles conservées, de leur teneur et de la finalité de l'enquête (renseignement ou poursuites). Elle permet également une vérification, que l'on espère scrupuleuse, de la légalité de la requête adressée à l'opérateur, tenu par le secret professionnel vis-à-vis de tout autre que l'autorité judiciaire. Par son coût financier, mais également pour des questions d'image commerciale de l'opérateur, cette étape peut constituer un certain frein à l'appétit de renseignement. Enfin, la nécessité de présenter une commission rogatoire oblige au respect de la procédure d'instruction, permet son contrôle et des recours éventuels. En supprimant cette étape, loin de constituer de simples aménagements techniques pour une meilleure efficacité, la LOPSI représente une atteinte gravissime aux droits, aux libertés et à la démocratie.

Les données en accès direct par la police

Depuis son adoption sous le gouvernement Jospin, à la quasi-unanimité des parlementaires de droite comme de gauche, la LSQ permet de conserver jusqu'à un an l'ensemble des traces que l'on peut laisser sur Internet. Ces traces permettent de savoir non seulement qui écrit à qui et qui consulte quoi sur Internet, mais également à quelle fréquence. Ces données peuvent être mises en relation avec d'autres activités, hors Internet, fournies grâce à l'examen de bases de données existantes. Elles permettent d'établir les connexions ou affinités entre les personnes, les groupes et les activités, même les plus anodines. Le grand public est en droit de savoir que cela ne concerne pas seulement des enquêtes approfondies dans le cadre d'une instruction judiciaire, suite à la commission d'un crime ou d'une infraction grave. Non, il s'agit bien, depuis la LSQ, de conserver systématiquement, à des fins exploratoires, les données concernant chaque utilisateur d'Internet : vous et moi, citoyens sans histoires mais désormais avec historique.

Qui va contrôler et rendre compte de ces accès directs aux données conservées par les opérateurs ? Qui va s'assurer que des « dommages collatéraux » ne se produisent pas, comme on en a constaté avec des consultations abusives du STIC (Système de traitement des infractions constatées, fichier de police judiciaire) par des personnes non autorisées ? On notera d'ailleurs que dès le mois suivant l'adoption de la LSQ, les dégâts ont été amplifiés par la loi de finances rectificatives pour 2001. Cette loi étend en effet aux agents de l'administration fiscale la possibilité d'accès aux données conservées. Qui peut assurer que la LOPSI ne sera pas à son tour étendue, par exemple par la conservation de toutes les données dans une unique base centralisée, pour une « efficacité » encore accrue ?

L'Europe laissera-t-elle faire ?

Plus il y a d'informations conservées, plus leur accès est facilité, et plus les tentations sont grandes. La LSQ a été en novembre 2001 la porte ouverte par le gouvernement Jospin sur nos vies, dans ce qu'elles peuvent avoir de plus intime. Elle permet au gouvernement Raffarin de s'y engouffrer grâce à la LOPSI en juillet 2002. Entre les deux, la Directive européenne sur la protection des données personnelles dans le secteur des télécommunications a été votée au Parlement européen le 30 mai 2002, puis adoptée par le Conseil des ministres européens le 17 juin 2002. Ce vote, qui consacre le principe de la surveillance généralisée des citoyens européens, a eu lieu à la suite d'un « compromis » avec la position des gouvernements de l'Union, voté tant par les groupes conservateur que socialiste (députés français inclus). La Commission européenne s'est finalement rendue à la position des gouvernements, se réfugiant derrière la possibilité qu'elle aurait effectivement les moyens de soumettre un rapport sur l'incidence de la Directive dans les États membres.

La Commission a-t-elle seulement les moyens de connaître en temps opportun et dans le détail les mesures adoptées dans les pays de l'Union ? Dans les faits, elle dépend du bon vouloir des gouvernements pour obtenir ces informations. À supposer qu'elle en dispose, aura-t-elle le courage politique de poursuivre un État devant la Cour de Justice des Communautés européennes pour des questions ne touchant pas au libéralisme économique, mais au respect des droits et des libertés des citoyens ? L'association IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) a déposé plainte contre la France auprès des services de la Commission pour infraction de l'Article 29 de la LSQ à la législation européenne en vigueur lors de l'adoption de cette loi. La lenteur inhabituelle de l'instruction de cette plainte, les informations sur la « sensibilité politique du dossier » et sur les « débats au sein de la Commission » introduisent le doute au sujet de la volonté et des capacités réelles de la Commission. Un doute qui ne demande qu'à être levé.

Liens utiles :

- LOPSI : http://www.assemblee-nationale.fr/12/dossiers/securite-interieure.asp
- LSQ : http://www.iris.sgdg.org/actions/loi-sec

(dernière mise à jour le 16/06/2019) - webmestre@iris.sgdg.org