Troisièmes Assises de
l'Internet non marchand et solidaire
Samedi 16 décembre 2000
Centre européen Paris La Chapelle, Paris 18e

Contribution aux ateliers de travail
Atelier 2 - Vie privée et données personnelles
Peut-on faire le bonheur de Rosalie malgré elle ?
par Meryem Marzouki (Imaginons un réseau Internet solidaire)

Article paru dans une tribune publiée par la revue en ligne Powow datée du 18 janvier 2000. Contribution reproduite avec l'autorisation de l'auteur.

Le commerce électronique, en plein développement, fait grand usage des données personnelles. Cela concerne surtout le « B2C » (Business to Consumers), qui entraîne de profondes modifications des techniques de marketing, devenues essentiellement centrées sur l'individu, et marquées par un accès sans intermédiaire au consommateur.

Cette manière de commercer impose, dans la recherche d'une rentabilité maximale, de s'adresser au consommateur non pas en tant qu'élément indifférencié d'une catégorie sociologique de la population, identifiée - voire forgée - et caractérisée par des tendances génériques de consommation, mais bel et bien en tant qu'individu dont les modes de consommation spécifiques doivent être connus.

La « ménagère de moins de cinquante ans » doit alors faire place à « madame Rosalie Greenspace » [1], certes toujours ménagère de son état, n'ayant point passé le cap de la cinquantaine. Mais pour susciter encore plus de consommation de la part de Rosalie, on a besoin maintenant de connaître avec précision son quotidien, celui de son entourage, ses loisirs, ses préférences vestimentaires, ses convictions religieuses ou philosophiques, ses opinions politiques, ce que contribuera à nous révéler sa prédilection pour les mules roses au kitsch incomparable.

Il y a plusieurs utilisations possibles d'Internet pour recueillir toutes ces informations payées à prix d'or par les établissements de commerce électronique, et les recouper avec d'autres, que Rosalie aura fournies ailleurs, en d'autres circonstances sans aucun lien apparent. Ces méthodes sont parfois illégales, et peuvent être réprimées dans la mesure où il est pratiquement possible de le faire. En France, et en Europe, l'arsenal juridique est conséquent, même s'il peut encore être amélioré.

Mais lorsque ces méthodes sont tout à fait légales, reposant sur le consentement de Rosalie Greenspace pour leur fourniture et toute utilisation subséquente, nous sommes en face d'un problème réel, dont l'ampleur ne fait que croître avec le développement de ce que l'on appelle à tort l'« Internet gratuit », car il n'est que « financièrement gratuit ». On paie en effet, et cher : on paie en nature, par la fourniture de données personnelles et donc de profils de consommation, mais on paie aussi en devenant support publicitaire (cas de l'hébergement gratuit de sites web ou de listes de discussion), ou encore en se soumettant à des contrats parfois changeants, que l'on est réputé avoir lus et acceptés avant toute utilisation du service, mais qui s'avèrent souvent enfouis quelque part sur le site web du service.

C'est dans la plus parfaite légalité que des données personnelles peuvent être ainsi recueillies, ou que l'on fait du consommateur un support publicitaire, puisque tout cela s'effectue sur la base du consentement individuel. Mais, lorsque ce consentement individuel est donné sans réelle mesure du danger d'atteinte à la vie privée, car il y a très certainement une énorme nécessité d'éducation et d'information du grand public, ou, pire, contre la fourniture d'un service financièrement gratuit, surtout lorsqu'il concerne des personnes dont les moyens financiers ne leur permettraient pas d'en bénéficier autrement, peut-on considérer que tout est permis, et que cette situation ne constitue pas un abus de la crédulité des personnes et/ou de leur bas niveau de revenus ? On pourra rétorquer que ceux qui accèdent à Internet disposent forcément déjà d'un équipement informatique représentant un investissement initial considérable. Mais songeons que ces prix baissent, et qu'ils ne sont pas récurrents. Songeons également que la fourniture gratuite de ces équipements peut devenir commune.

Notre société, comme d'autres, considère que l'on ne peut attenter à l'intégrité du corps humain, et interdit que le sang ou les organes puissent être considérés comme des valeurs marchandes : avec ou sans consentement, leur vente est ainsi prohibée, et on ne peut envisager que leur don dans l'objectif de soulager, voire sauver une vie. Cette société saura-t-elle progresser au point d'élever l'intimité de l'être humain - approximative traduction du mot anglais « privacy » - à une valeur de même niveau ? Il devient urgent de considérer des limitations légales fortes aux données qui peuvent être recueillies, et aux conditions de leur fourniture, avec ou sans consentement individuel.

[1] : Rosalie Greenspace est le nom du personnage incarné par l'actrice Marianne Sägebrecht dans le film de Percy Adlon « Rosalie goes Shopping ». Dans ce film, Rosalie est une consommatrice que rien n'arrête, et certainement pas l'utilisation de diverses cartes de crédit sur des comptes bancaires en naufrage. Rosalie aurait adoré le commerce électronique.

Contributions aux ateliers de travail

(dernière mise à jour le 22/02/2001)